Le piano à 4 mains au 19e siècle…

Dimanche 15 juin 2025 – 17h00

Maniola Camuset-Trebicka & Rea Veizi, piano

Musique de chambre
La musique pour piano à quatre mains a toujours eu d’abord une vocation domestique. Avec un familier, on s’installe au clavier. Règne alors une charmante solidarité, teintée parfois d’un brin de rivalité, à moins que ce ne soit de la sensualité lorsque les mains se rapprochent ou se croisent. Avec l’invention du pianoforte, vers le milieu du XVIIIe siècle, le répertoire à quatre mains s’est développé, proposant aux amateurs des pièces accessibles, mais il devint avec le temps plus complexe et virtuose.

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Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate KV 381 en ré majeur
Cette sonate, composée à Salzbourg en 1772 par un Mozart adolescent a pu être comparée à une symphonie italienne en trois mouvements réduite au clavier, un genre que Mozart connaissait bien et pratiquait assidument. Le premier mouvement, Allegro est joyeusement animé. Mozart y organise finement le dialogue entre les deux pianistes, ménageant des parties solistes et des parties qui semblent dédiées à un orchestre complet. L’Andante en sol majeur, plus développé, fait entendre une mélodie très chantante, de caractère tendre, tandis que la partie gauche du piano semble évoquer des sonorités de violoncelle. Le dernier mouvement, Allegro Molto, fait irrésistiblement penser à l’univers de l’opera buffa. D’un caractère joyeux, et déluré, il n’en possède pas moins une certaine puissance.

Claude Debussy (1862-1918)
Petite suite
Publiée en 1889, cette œuvre charmante, qui ne cherche humblement qu’à faire plaisir, brille par la grande richesse de sonorité de l’écriture pianistique, qui peut évoquer toutes sortes d’instruments. Le compositeur Henri Büsser l’a d’ailleurs instrumentée en 1907, mais la version originale l’emporte par son raffinement sonore, qui suggère une orchestration. La Petite Suite semble parfois se référer à l’univers des « Fêtes galantes » chantées par le poète Paul Verlaine, que Debussy a plusieurs fois mis en musique. Mais son premier mouvement oriente l’imagination vers les scènes de canotage chères aux peintres impressionnistes. La suite comprend quatre mouvements. En bateau est une douce barcarolle dont l’épisode central, avec des harmonies modernes et audacieuses, peut évoquer la musique de Gabriel Fauré. Le plan est classique avec, comme souvent, une reprise variée qui superpose le thème initial et des fragments du thème secondaire. Le deuxième mouvement, Cortège, possède une élégance classique. C’est peut-être celui qui se situe le plus dans la lignée verlainienne, mais Le dynamisme et la joie qui l’anime ont peut-être été influencées par les pièces pour piano d’Emmanuel Chabrier. Le troisième mouvement est le seul à se référer à une danse du XVIIIe siècle. C’est un Menuet d’une douce mélancolie, aux harmonies très raffinées, utilisant des modes anciens qui lui donnent un caractère un peu archaïque. L’épisode central comporte un accompagnement évoquant la guitare, instrument obligé des Fêtes galantes. Le dernier mouvement, Ballet, déborde de dynamisme et de joie légère que l’on a pu rapprocher des musiques de ballet de Léo Delibes (Sylvia, Coppélia), avec. Tout de même plus d’audace harmonique. L’œuvre se termine brillamment.

Franz Schubert (1797-1828)
Fantaisie D.940 en fa mineur
Voici incontestablement l’un des plus hauts chefs d’œuvres du répertoire pour piano à quatre mains. Le terme de « fantaisie » signifie que le compositeur ne s’est pas astreint au cadre rigide d’une sonate, mais donne une forme relativement libre à son inspiration. On peut toutefois reconnaître aisément un enchaînement de quatre mouvements classiques, seulement reliés par de brèves interruptions. La Fantaisie en fa mineur date du printemps 1828, et fut donc composée six mois avant la mort prématurée du compositeur. Elle est dédiée à la princesse Caroline Esterhazy, l’amour inaccessible du jeune compositeur. Elle débute par un Allegro molto moderato, dont le thème initial, d’une beauté envoûtante évoque un sentiment indéfinissable de nostalgie. Ce thème lyrique est bientôt contrecarré par un second thème, énergique, au dessin impérieux et au rythme martelé. La section suivante – on ne saurait vraiment parler de mouvement – est un Largo, qui fait entendre d’abord comme un récitatif d’opéra, introduisant l’une des mélodies des plus enchanteresses qui soient, évocation possible, d’un duo d’amour comme en offraient les opéras italiens de l’époque. Cet épisode lyrique débouche sur un Allegro vivace, qui correspond en fait au Scherzo d’une sonate. Très alerte et d’un dynamisme tour à tour léger et un peu bourru, il est interrompu par une section médiane idyllique marquée Con delicatezza. Après un bref retour du récitatif. Schubert reprend le début de la fantaisie, avec son thème si caractéristique et nostalgique, qu’il va développer. Sous la forme d’une fugue à quatre voix. Après quoi la mélodie initiale reparaît une dernière fois. Puis c’est la coda, pathétique, qui se termine de manière accablée et résignée.

Johannes Brahms (1833-1897)
Danses hongroises n°1, 4, 5.
Au cours de sa jeunesse hambourgeoise, Brahms avait travaillé comme musicien de cabaret et, plus tard, installé à Vienne, il avait eu l’occasion de rencontrer des musiciens pratiquant la musique « hongroise ». D’un point de vue musicologique, ce terme était un peu imprécis et désignait à la fois des musiques authentiquement magyares, des musiques tziganes ou tout autres musiques d’Europe orientale. C’est bien plus tard que des musiciens comme Kodaly ou Bartok s’attaqueront sérieusement à la recherche ethnomusicologique sur le terrain.
Brahms publia à deux reprises deux cahiers de « Danses hongroises arrangées pour le piano » en 1869 puis en 1880. Les thèmes sont parfois empruntés à des compositeurs de variété, aujourd’hui oubliés. Il en existe toutes sortes de versions, y compris pour orchestre, parfois dues à d’autres compositeurs, mais Brahms tenait à la version originale pour piano à quatre mains
La Danse n°1 (Allegro molto en sol mineur) est une csardas au thème principal particulièrement expressif.
La Danse n°4 (Poco sostenuto en fa mineur) fait entendre des sonorités caractéristiques de l’orchestre tzigane, les claquements des talons, les trémolos du cymbalum…
La Danse n°5 (Allegro en fa dièse mineur) est la plus célèbre de toutes avec des jeux d’accélération et de ralentissements caractéristiques.

En bis : A l’imitation de Brahms, qui soutint d’ailleurs son projet, Antonin Dvořák (1841-1904) publia en 1869 et 1886 deux cahiers de Danses slaves (op.46 et 72), inspirées par le folklore de Bohème et de Moravie. Chaque cahier comporte huit morceaux. Nous écouterons un extrait de l’op.72.

Jacques Bonnaure, ex-professeur agrégé de lettres, critique musical.
Ancien collaborateur à La Lettre du musicien, Opéra Magazine et Classica.